C like Couture, not for the very first time
A designer : Christian Lacroix. Making costumes for the ballet "La Source" at the Opera de Paris.
A photographer, capturing the moments. 9 months. The right time for a birth.
Couture.
Not for the very first time.
A book. 99 photographs © Anne Deniau, Editions Actes Sud. & an exhibition.
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In other words, and in French for once :
J'avais un rendez-vous.
J’avais un rendez-vous, j’ignorais à quel point. Souvent la lumière ne se fait qu’à postériori. La question a fusé, soudaine, une de ces questions qui contiennent déjà la réponse : « Voudriez-vous photographier Christian Lacroix dans les Ateliers Couture de l’Opéra de Paris, réalisant les costumes du Ballet « La Source » ? » Oui. Simplement, comme une évidence, comme un en-vie : oui. Février 2011. J’avais un premier rendez-vous dans un Palais, quoi de plus logique au fond : le Palais Garnier, un lieu heureusement familier, source d’enchantements sans cesse renouvelés. Le genre de rendez-vous où on se rend avec des ailes aux talons, peut-être pas messager des Dieux, messager en tout cas, prêt à inscrire les traces d’un Maître et de ses équipes. Facteur commun, la dévotion. Déjà, en filigrane, l’Art pour l’Art, la Couture pour le Ballet.
Les premiers instants, je m’en souviens naturellement : un homme aimable au sens premier, susceptible d’être aimé – Christian Lacroix -, une discrétion légitime – la mienne, celle des vrais timides -, une équipe soudée et chaleureuse – la « Couture » du Palais Garnier -, une atmosphère empreinte de sympathie et d’élégance, la joie omniprésente sur le visage de tous. On aurait dit une fête, ou plutôt le frémissement d’une fête, une fête paisible qui allait durer de février à octobre. Des effervescences souterraines, des murmures, des pas comptés. On en était aux commencements, des balbutiements qui n’en étaient pas puisque les dessins de Christian Lacroix se tenaient déjà là sur les tables, promesses vibrantes, repères têtus des émerveillements à venir. Des dessins donc, et des échantillons, des fragments, pièces éparses d’un puzzle à rassembler, un puzzle dont on ignorait encore l’image finale à composer, en voie de composition. Des directions, précises, des désirs encore vagues mais déjà nets, des degrés de liberté pour imaginer, essayer, tenter de, décider, choisir enfin. Je suis revenue sans cesse vers ces dessins aussi poétiques que décisifs, des feuilles vivantes, virevoltantes, circulant de main en main. Des repères comme des théorèmes, contenant les solutions invisibles des équations posées ou des mystères à élucider, les prémisses de créations en devenir auxquelles, durant 9 mois, -le temps d’une gestation-, tous et chacun allaient s’efforcer de donner corps. Et âme.
Photographier dans des ateliers suppose une vraie humilité. Il faut devenir un élément du lieu ou du contexte, je ne suis plus photographe, je suis ciseaux, je suis rouleau d’étoffe, je suis tête d’épingle, je suis éclat de cristal dans les meilleurs jours, je suis surtout un mur, accepté, invisible, faisant partie du décor, quasiment. Il faut se fondre et se dissoudre, se répandre dans l’air, demeurer là, effluve imperceptible, élixir détenteur d’une possible révélation que l’on nommera « photographie ». Se tenir en alerte, regarder partout, saisir une interrogation, une certitude, un geste volontaire. Un tissu plutôt qu’un autre. Un fil de bâti, inachevé -quel joli mot-, la courbe d’un corps magnifié par le vêtement, le regard exigeant du créateur, le regard ébloui du modèle, les regards alentour, respectueux et attentifs, concentrés, en éveil, les gestes vifs, la valse des propositions, les matières, les teintes, les contrastes et les illuminations. Des broderies luxueuses, des volutes d’une soierie arachnéenne ; le pied courbé d’une danseuse au milieu des rubans ; des mains jointes dans une prière silencieuse ; des éclats de rire qui traduisent la joie de la trouvaille, le septième ciel atteint, un rêve touché du doigt. Il y a tout, il y a trop, il n’y a jamais assez dans des ateliers : la lumière est infernale, le temps est compté, les lieux sont exigus, encombrés, fourmillants d’idées et tant mieux, c’est dans cette proximité, ces limites théâtrales de lieu, de temps et d’action, que se tissent les liens étroits du travail, des équipes rassemblées. Les compétences sont vastes dans des ateliers : atelier tailleur, flou, modiste, teinture, accessoires… Accessoires, quel drôle de mot, quoi de plus essentiel que ces doigts agiles fixant sur des parures, des diadèmes, des bijoux ou des ceintures, des cristaux échappés d’un trésor inconnu ? Une tiare, un chapeau ou une coiffure qui viendra parachever l’œuvre, terminer le personnage, répondre au rôle. Compléter la vision du créateur, lui donner la possibilité de prononcer les mots bénis : « voilà, on s’arrête là, c’est juste. »
Regarder, saisir, et se faire oublier. Promenade sans insouciance, concentration extrême, enthousiasme ultime : il faut tout ressentir, recevoir. Ne s’attendre à rien, être prêt à tout, devenir soi-même une toile, une surface accrochée au porte-manteau ou coincée derrière une porte, une matière neutre pour inscrire dans une fulgurance ce qui sera donné l’espace d’un instant, l’effervescence des mains et des esprits, la magnificence d’un costume, l’Art de la Couture.
Des Ateliers. Le lieu où on fabrique, au sens noble de fabrication : « action de créer, d’inventer, résultat de cette action». De février à Octobre 2011, j’ai tenté d’inscrire les traces du merveilleux, les plus fugaces et les plus authentiques qui soient. Celles qui donnent à voir, celles qui témoignent que la frontière entre l’art et l’artisanat n’existe pas, comme le savent les japonais : « un vêtement n’existe que pour être porté, fût-ce une robe de Haute-Couture, ou un kimono ayant demandé six mois de travail. Un vêtement dans un musée se dessèche et meurt doucement. Ce qui fait que le vêtement existe, c’est la personne qui le porte, et si le créateur ne dirige pas ses pensées vers cette personne – fût-elle inconnue ou rêvée-, le vêtement sera vide. » C’est Moriguchi Kunihiko, le fils, qui prononçait ces mots, il y a quelques années, dans une rue de Kyoto. Nul doute que Christian Lacroix comprenne ce langage.
Inscrire, donc, un parcours d’excellence. Des traces qui ne m’appartiennent plus, qui demeurent, offertes, ici rassemblées, pour que vivent, encore, les gestes et les détails, les costumes en devenir, les espérances et les vérités définitives. Quand le rideau s’est levé la première fois sur le ballet « La Source », tout était là, jeté, inscrit, flamboyant, délicat ou insolent, les intentions, les espoirs, et la grâce. Tous également vivants.
Créer des costumes pour des artistes est un exercice de haut-vol, Christian Lacroix est coutumier du fait. Il connaît l’exigence de créer des pièces Couture, tout en étant fidèle à l’histoire, tout en anticipant les mouvements à venir, mouvements du corps ou de l’esprit. Des vêtements non à vivre mais à danser. Peut-être que vivre sur une scène c’est vivre davantage. Peut-être que créer des costumes de scène c’est plus difficile que tout. A cause du sens, qui offre une liberté sous contrainte : chaque vêtement devient symbole, porteur d’autant de codes que l’exige l’histoire, puisque lorsque le rideau se lève sur une scène, chaque costume se doit d’être vu, lu et compris, du premier au dernier rang. A cause du mouvement, ensuite. On ne fait pas des arabesques dans des robes Haute Couture, dans des costumes de scène, si. On ne se change pas trois fois dans une soirée de Gala, dans un ballet, si. On ne fait pas de pirouettes sur un tapis rouge, sur la scène du Palais Garnier, si. Au delà de la Beauté et de l’excellence, chaque costume se doit d’être portable, porté, vécu, répondant aux mille contraintes d’un costume de scène.
Ce n’est pas la moindre des qualités de Christian Lacroix, cette aptitude à saisir la finalité des vêtements rêvés puis dessinés puis créés, cette qualité rare : la générosité, qui se voit, qui se lit dans chaque photographie, l'intention vers la danseuse ou le danseur qui évoluera dans le costume. Les essayages sont des moments d’intimité, des échanges humains où chacun s’efforce d’atteindre la vérité de l’autre. Un essayage ce n’est pas seulement trois épingles à la taille, une main bienveillante posée sur la courbe d’un corps, deux pas en arrière pour une vision « en pied ». Un essayage, ce sont des conversations silencieuses. Une danseuse interrogeant du regard : « tu es heureux ? je corresponds à ce que tu désirais ? », Christian Lacroix répondant en silence « Tu es confortable ? Tu pourras exécuter chaque geste, chaque pas, chaque envolée de la chorégraphie ? ». De la douceur d’être compris. De la douceur, tout court, c’est aussi ce que j’ai photographié durant ces longs mois dans les ateliers. Je ne m’en suis pas étonnée. Comment prétendre au merveilleux sans empathie ?
Au final, à l’échelle d’une vie, je réalise que dans des ateliers je n’ai photographié que des Princes. Par choix, par chance, ou parce que, comme l’a dit fort justement Christian Lacroix : « les choses sont tracées ailleurs ». J’ai choisi de suivre des Trésors Nationaux Vivants Japonais, maîtres dans l’Art du textile, dans leurs ateliers de Kyoto en 1996 – Moriguchi-Sensei, Kitamura-Sensei-. Ils m’ont accueillie avec une chaleur qui demeure encore inexpliquée aujourd’hui. Parfois, peut-être, le simple fait d’être sincère suffit : j’admirais leur travail, ils m’ouvraient leur porte. J’ai eu la chance de rencontrer et suivre Alexander McQueen dans les ateliers Couture Givenchy, de 1996 à 2001 et souvent, ailleurs, après. Et puis, dix ans plus tard, par chance et par choix, dans les dédales de la « Couture » du Palais Garnier, je me suis enivrée du travail de Christian Lacroix. Sans savoir, au début, d’où venait cette sensation familière, ces échos souterrains. Puis j’ai compris. Je me suis souvenue des dessins de chacun : les fleurs de cerisier de Moriguchi-Sensei dans son unique cahier de dessins, le cahier d’une vie ; les traits vifs et tranchants de Lee McQueen, sur des feuilles volantes ; les enluminures colorées et les arabesques magiques de Christian Lacroix. A chaque fois, omniprésente, la grâce. Des dessins comme autant d’œuvres, sublimes esquisses, exquises promesses. Des promesses presque évanouies, à peine réalisées, des reliques, conservées religieusement. Du chemin parcouru, de ces rencontres, de ces gestes semblables et différents, de ces rendez-vous qui n’en étaient qu’un et qui forment un tout, il reste des photographies, uniques comme ces dessins-là, les dessins de Christian Lacroix pour « La Source », uniques comme les instants, les costumes et le ballet qui suivirent.
En tant que photographe je connais bien ce sentiment, le désir d’être inutile. Quand il s’agit de l’Art pour l’Art, la photographie est rarement nécessaire, au sens strict. S’il faut attribuer une fonction à la photographie, dans le parcours que j’évoque ici, c’est simplement celle-ci : inscrire et transcender l’instant, et puis transmettre. Au nom de la Beauté, et de la Vérité. Dans le théâtre de la Vie, les pièces ne se jouent qu’une seule fois.
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Book & Exhibition.
Centre National du Costume de Scène, Moulins, France.
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