Published by ANNE DENIAU aka ANN RAY

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© Teatro de la Scala.

 

 

27 janvier 2010. "L'histoire de Manon". Sylvie Guillem, Massimo Murru.

On m'a dit hier, quand j'évoquais cette soirée : "Tu as de la chance..." et sans réflexion aucune la réponse a fusé : "Non, je fais des choix." Oui, j'avais choisi d'y aller, d'y retourner en fait (2005 ? 2006 ?), peut-être d'ailleurs que j'ai fait semblant de croire que je n'avais pas le choix. Peu importe.

 

Milan, Scala, un théâtre comme un écrin. Un homme érudit avait expliqué : quelques instants avant le début du spectacle, on observe la demi-salle, la demi-pénombre, des loges comme autant de carrés rouges où se tiennent des silhouettes noires, des vivants comme des marionnettes, la vie comme un théâtre, ou le grand théâtre de la vie. Une délicatesse, en tout cas, que cette demi-salle, une douce transition avant de plonger dans l'instant. Et puis, le noir. Et puis, là-bas, une scène, et la lumière. Et Elle.

 

 

La voix s'est élevée, en cours de spectacle. La fin d'une variation, la variation de Manon. Certainement pas la plus spectaculaire, et pourtant, sans l'ombre d'un doute l'une des plus difficiles. Une variation qui ne supporte aucune approximation, qui ne trouve son sens que dans la perfection. L'essence de l'art.

La voix était belle, profonde, impérieuse, elle exprimait tout haut ce que nous pensions tous, elle s'est élevée quelques secondes avant la fin de la variation, comme mue par une impulsion que rien ne pouvait maîtriser ou contenir ; non pas un cri du coeur, mais de l'âme. Une voix venue ni d'un esprit, ni vraiment de cordes vocales, une voix qui s'est élevée indépendamment de toute volonté, une incantation partie du ventre, sans doute, une voix qui a dépassé la musique, qui a survolé les dernières notes de cette variation.

C'était la voix d'un homme, possédé, comme tous et chacun dans ce théâtre à cet instant. Une voix d'une élégance folle qui montait dans l'ombre et ne disait qu'un mot : "DIVINA !" en appuyant sur le second I, en laissant traîner ce cri qui n'était que joie et plainte, la joie sacrée de l'instant, cet instant là, et la plainte devant la fin à venir... "DIVIIIIINA !". Je l'entends encore. J'en souris encore. J'en frissonne encore. Je n'oublierai jamais cette voix. Sincère et véritable, absolument juste.

 

Je crains de ne pas savoir écrire à propos de Sylvie Guillem. J'ai essayé, souvent. Les mots se heurtent à leurs propres limites. Tenter de...? ...

La grâce incarnée, un enchantement ou un sortilège. Une artiste. Vraie. Une danseuse, une femme et une interprète, toutes trois d'égale beauté, une beauté insensée au delà du sublime. La beauté de l'invisible, aussi. Sylvie Guillem fait partie des êtres éclairants, de ceux qui nous font vivre avec une force particulière, de ceux que l'on remercie, infiniment, pour avoir donné l'espace de quelques heures un sens à l'existence, pour avoir laissé en chacun une lumière intérieure qui ne saurait s'éteindre. Des miettes d'absolu. Chaque spectateur devenu, imperceptiblement mais profondément, autre. Habité. Images rémanentes, traces trop vite enfouies d'une harmonie céleste. Une danse ciselée comme un joyau -"senza difetto" en italien se dit des diamants purs, rarissimes . Ou plus simplement : perfetto -. Des regards légers comme le plaisir et terribles comme des serments. Des élans et des inclinations, des gestes suspendus, des accélérations fulgurantes. Le rythme et la mesure, et puis la démesure, en toute subtilité. Des abandons à corps perdu... Le don de soi. Guillem ne danse jamais pour elle. Pour un public, pour des anges égarés, pour les danseurs en scène avec elle. Pas de partenariat ici avec Massimo Murru, mais un vrai couple, une alliance fusionnelle. Confiance, intimité, deux artistes alliés dans la même sincérité, la même exigence, une excellence commune. Une histoire d'amour non pas jouée, mais vécue. Unis dans la Beauté et la Vérité. Pas un bruit sur la scène, juste des envols, ou des pas comme des effleurements, apesanteur. Pas un bruit dans la salle, souffles bloqués, respirations absentes. "Divina !" oui, c'était le mot juste.

Et puis, fatalement, une fin. Une salle debout, entière, d'un seul élan, chaque être présent tendu de tout son être, jusque dans chaque recoin et dans chaque loge, ces bravos qui fusaient,  avec cette intonation italienne, unique... Unique comme la femme qui saluait, là-bas, si vivante, si réelle tout à coup. Unique comme l'artiste qui se tenait debout, généreuse décidément, en fin de spectacle encore, dans des allers-retours qui ne voulaient pas finir. Une vague comme une valse, la vague de l'au-revoir. Elle, forte et fragile, minuscule, immense. Des saluts. Un salut, un adieu, la fin du voyage. Terrible, désespérant. L'instant est passé.

Je suppose que le public s'est tenu debout, longtemps, pour éviter de marcher. Pour éviter de se retrouver, tel un groupe de somnambules chaotiques, à devoir sortir d'un songe, à devoir quitter les lieux d'un pas maladroit. Vertige. Eblouissement. Refus implicite de la fin. Acta est fabula. La pièce est terminée.

 

Je suis revenue, et je n'en reviens pas. Je n'en reviendrai pas. C'est ainsi. C'est, et ça ne disparaît pas. Un moment dans une vie. Je pense à un autre mot : Reverentia. Respect. Mais le mot qui demeure, têtu, lancinant, celui que je ne cesse d'entendre, c'est toujours le même. Celui qui est monté haut, loin, vers elle, ce soir là : "Divina"...

 

 

 

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Comment on this post

ha van 02/18/2011 09:47


merveilleux texte je n'étais pas là mais cependant.....


Nakis 01/31/2011 13:24


Mon compagnon pensait aussi que j'étais hystérique mais comme il adore Sylvie également, je pense qu'il a parfaitement compris cet aspect stendhalien. Quelle émotion! Rien qu'à y penser j'ai de
frissons encore. Mais , en tout cas nous ne sommes pas seuls dans notre "hystérie" ou notre état "stendhalien". Après tout, moi j'habite Annecy en Haute Savoie et j'ai fait le choix d'assister au
spectacle, mais je sais qu'il y d'autres personnes qui on fait ce choix et qui sont venus spécialement à Milan pour voir Sylvie du Japon ou des Etats-Unis, d’Angleterre, d'Allemagne etc. Mon
compagnon me disait. ">Tu imagines" si Sylvie ne pourrait pas danser pour telle out elle cause, la déception et le risque pour tous ses admirateurs? Oui, certes. Mais nous avons fait le choix et
nous avons pris et assumé le risque et nous étions récompensés par un spectacle Divin. Sylvie aussi a pris un grand risque, celui de se mesurer à sa propre légende par rapport à ses précédentes
interprétations de Manon. Et elle en sorte victorieuse, glorieuse, Divine.


aléna 01/31/2011 13:14


ah mais je suis rassurée!! je me croyais seulement hystérique, tu m'apprends que je suis, par là au moins, stendhalienne!!! whaou! j'ai gagné ma journée! merci Anne :)))
En tout cas, c'est si vrai que je ne supporte plus d'entendre tout discours qui dégrade cet état - c'est un discours d'âme étroite...


Nakis 01/30/2011 18:16


C'est très beau cela et si vrai. J'ai eu cette sensation également. En attendant les applaudissements sans cesse saluant l'arrivée de Sylvie sur scène dans Manon, j'ai ressenti une telle émotion
que j'ai pensé je ne pouvais plus respirer ou penser à autre chose. C'était tout simplement trop beau pour être vrai. Mais, finalement nous avions eu de la chance grâce à nos choix de pouvoir
assister à une création artistique de génie, inoubliable et magique.


Anne D. 01/30/2011 18:09


Merci pour vos commentaires... J'ai pensé au Syndrome de Stendhal, j'avoue, quelques minutes, quelques heures après, et encore maintenant :
je cite :

" Ce syndrome est appelé ainsi à la suite de l’écrivain français Stendhal qui a vécu une expérience similaire lors de son voyage en Italie, à l’étape de Florence, en 1817. Il écrit alors :
« J’étais arrivé à ce point d’émotion où se rencontrent les sensations célestes données par les Beaux Arts et les sentiments passionnés. En sortant de Santa Croce, j’avais un battement de cœur, la
vie était épuisée chez moi, je marchais avec la crainte de tomber. »
Stendhal n’a rien fait pour s’en prémunir puisque s’asseyant sur un banc de la place, il lut un poème pour se remettre, et vit que ses visions empiraient : il fut épris et malade à la fois de tant
de profusion.
...
Le visiteur est subitement saisi par le sens profond que l’artiste a donné à son œuvre, et perçoit toute l’émotion qui s’en dégage d’une façon exceptionnellement vive, qui transcende les images et
le sujet. "


Un choc, tout simplement... et les ondes qui l'accompagnent.


Nakis 01/30/2011 13:34


Les images sont magnifiques et en effet vertigineuses comme les sensations que nous avons ressenties lors du spectacle de Sylvie à La Scala. Parfois, je me demande. Est-ce que c'était tout
simplement un rêve? Ce n'est pas possible que tant de beauté et grâce soient encore de ce monde. Et pourtant si. J'ai encore en tête ce cri amoureux de "Divina" qui me donne de frissons. Ce qui
était merveilleux et très émouvant aussi 'c'est qu'à la sortie des artistes où une foule immense attendait Sylvie et ses partenaires, nous avons vu la merveilleuse Ghislaine Thesmar qui a toujours
épaulé et soutenu Sylvie tout au long de son extraordinaire carrière. Et elle aussi était présente lors de ce rendes-cous unique.


aléna 01/30/2011 13:00


c'est si beau de voir un regard désintéressé, au sens noble de contemplatif, comme un regard l'est seul devant la beauté et la vérité. Toi et celui (celle) qui a laissé là un commentaire
l'avez...
un clin d'œil encore : quand on descend très vite la page de ce billet, les images font un effet... renversant! vertige! je ne sais si c'est fait exprès? peut-être...


Nakis 01/30/2011 10:48


Merci infiniment pour ce récit magnifique d'une soirée magique à La Scala en compagnie Divine, celle de Sylvie Guillem dans "L'Histoire de Manon". J'y étais aussi avec un ami et c'est tout à fait
vrai ce que vous dites, ce n'est pas une question de chance mais de choix. Nous avons fait le choix d'y aller pour assister à un spectacle extraordinaire, inoubliable, magique. La première fois que
j'ai vu Sylvie danse Manon c'était en 1998 à l'Opéra Garnier avec Laurent Hilaire, donc, celle de Milan est ma quatrième Manon avec elle. Comme vous, lorsqu'elle apparaît pour la première fois sur
scène j'attends encore les applaudissements d'un public merveilleux qui accueille avec un amour infini la Divine sur la scène mythique de La Scala. Un rêve. Et ce cri "Divina" restera parmi les
souvenirs les plus inoubliables et merveilleux de ma vie, une déclaration d'amour du public à une artiste incomparable. Que dire de sa Manon? L'incarnation de la Beauté, de la Grâce, de l'Art de la
Vie au plus haut degré. Divine!