Aparté : I comme Il faut que j'y aille
"Il faut que j'y aille."
C'est la dernière phrase d'une conversation, imprimée celle-ci, dans un livre d'images ; Livre improbable et impromptu, invraisemblable et pourtant vrai. La phrase de fin.
"Il faut que j'y aille" : Même prononcée avec douceur, même à regrets, même dans un murmure, je déteste cette phrase. Elle me fait horreur, et tu le sais bien puisque je te l'ai dit. Ou pas. Enfin tu sais bien. Néanmoins parfois c'est simplement la phrase de ceux qui ont des horaires, de la volonté ou de la discipline. Peu m'importe, je veux bien comprendre, mais ne me demande pas d'aimer cette phrase, parce que je la déteste.
C'était logique qu'elle termine cette conversation manuscrite, oui c'était sensé et vaguement cruel aussi, nous avions ri en l'écrivant ; le rire parfois cruel des enfants, oui.
"Il faut que j'y aille."
Je déteste cette phrase parce que je n'aime pas les fins, surtout les fins des instants parfaits, les instants arrêtés. Ce n'est pas parce qu'un instant est arrêté qu'il est terminé, il ne faudrait pas tout confondre, non plus.
Je ne suis pas si nulle ; je sais faire plein de choses. Mais pas ça. Je ne sais pas, je n'ai jamais su et je crains de ne jamais savoir, comment faire avec les fins. D'ailleurs c'est sans doute pour ça, pour moi tout spécialement, si si, qu'ils ont supprimé le mot FIN à la fin des films. (Tu as remarqué ? On ne le voit plus, on noie le poisson, on est enseveli sous un amoncellement de petites lignes qui disent tout de la fabrication du film, écrasé par le bruit ou l'ombre des pressés qui s'en vont déjà, qui ne restent pas jusqu'à la fin du générique de fin, des abrutis qui sont pressés d'en finir, je me demande toujours pourquoi ils sont pressés de partir, personne ne les oblige à aller au cinéma, c'est vrai, à la fin...); Bref la fin et moi ça fait deux, à tel point que je me demande comment je vais faire pour mourir.
Dans le même registre, j'avais fini un roman qui s'appelait "L'inachevée". A force de re-re-relire et de retarder le moment où j'inscrirais le mot fin, une femme écrivain m'a piqué mon titre, si si, authentique, je t'assure, un vrai délit demeuré impuni... (en plus le livre est nul et le nom de l'auteur ordinaire, bon, une vraie catastrophe, bien fait pour moi). Et donc je cherche depuis sans le trouver un nouveau titre - introuvable, forcément, quand j'ai une idée ancrée elle reste jusqu'à la fin -, ce qui m'arrange un tout petit peu puisque tant que je n'ai pas le titre c'est inconcevable d'écrire le mot fin, n'est-ce-pas ? Et là subitement, right now, je me demande si "la non-finie" ça pourrait marcher ? Je sais ce que tu dirais : sans doute pas...
"Il faut que j'y aille", j'avais très bien entendu, j'ai fait semblant que non.
C'était la première fois que je t'ai photographié, on avait commencé tôt, travaillé longtemps, tu avais un train à prendre, tu partais danser à Londres. C'était hier. Tiens, Londres... Bref tu as dit cette phrase haïe, je l'ai ignorée, je t'ai demandé de t'assoir dans le coin, là, oui là, j'ai réglé la lumière à l'emporte pièce, à toutes fins utiles, et tu n'as pas protesté, et j'ai fait ces premiers portraits. Dehors la lumière déclinait, le jour touchait à sa fin. Je n'avais aucune idée en particulier, juste envie d'une confrontation avec ce type qui venait de me montrer des heures durant la quintessence et la beauté du geste, tu dirais "un truc de dingue" c'était exactement ça en réalité, donc je voulais me confronter à ça, en fin de course, au regard de ce type qui ne bougeait pas comme les autres, qui ne marchait pas comme les autres, et déjà la phrase, la clef, la phrase-clef s'inscrivait là, dans mes pensées : Un homme qui n'a pas la même densité que les autres. "I believe this man is gifted with a very special density". Oui, tu n'as découvert cette phrase que cinq ans plus tard, je sais...
Hasselblad, moyen format, et Leica, 24x36. Ce n'est pas parce que la séance photo touchait à sa fin que j'allais mal faire. Aller au plus fin.
Evidemment il y en avait beaucoup qui m'intéressaient, dans ces portraits faits à l'arrachée, juste comme j'aime, mais j'ai un penchant particulier pour ces deux-là :
Celui de gauche, au Blad, parce que enfin je l'avais ce regard frontal, et j'aime ce mélange, entre agacement et interrogation, un espèce de "Qu'est-ce qu'elle me veut ?" pas vraiment hostile pas vraiment agacé, mais quand même, "qu'est-ce qu'elle me veut à la fin ?" - encore aujourd'hui ça me fait sourire - et puis une question aussi, une question à laquelle je me suis bien gardée de répondre parce que je n'avais pas la moindre idée de la réponse. Ou alors : juste retarder la fin.
Celui de droite, au Leica, parce qu'il contient la fêlure. Oh pas grand chose, une petite faille, un frémissement, une vague ligne invisible, un trait à peine perceptible, tracé à la plume, un trait tout fin.
J'avais le sentiment vague d'être arrivée à mes fins, peut-être, ce qui est quand même hallucinant puisque je ne les connaissais pas.
"Il faut que j'y aille"
Tu ne l'as pas dit ce soir.
Ce soir je t'ai vu en scène, deux fois, deux éblouissements et deux fins, jusqu'à ce matin je n'avais pas encore décidé, je tergiversais, enfin bref j'ai fait un geste, insignifiant, et tout s'est enchaîné, naturellement, j'aime cette sensation quand j'hésite, l'impression que c'était inscrit quelque part et que les événements ont décidé pour moi. Cet après-midi je me demandais finalement comment j'avais pu hésiter, d'autant plus que la dernière fois j'étais passée à côté de "In the night", je te l'avais avoué, forcément, tu avais eu l'élégance de cacher ta déception, curieusement j'ai le souvenir que tu m'avais enguirlandée gentiment, tu avais du dire quelque chose comme : "Mais enfin, "In the Night"... !" et ces mots avaient suffi à me faire prendre conscience de mes limites : immenses.
Ce soir comme souvent, comme à chaque fois je crois, je me suis redressée dans ce fauteuil, je t'ai regardé bouger, de cette manière si particulière qui est la tienne, je me suis un peu penchée en avant, j'ai posé mes coudes sur mes genoux, il y avait mes mains jointes comme pour une prière ou une offrande ou une requête, et j'y ai posé mon visage, mon visage immobile avec deux yeux qui regardaient ce soir, qui recevaient, sans objectif, sans intention, sans photographie, juste regarder, une page blanche pour que tu y imprimes ce que je connais par coeur et ce que tu inventes à chaque fois, la page blanche des débuts et des fins.
"Il faut que j'y aille"
J'y pensais en te regardant ce soir, ça fait des années que je t'entends dire : "Je n'en ai plus pour longtemps, ce sera bientôt la fin" (exorcisme ? sans doute), au début je riais maintenant je ne ris plus j'ai envie de hurler ; c'est vrai tu m'énerves à la fin mais je ne dis rien je me contente d'ignorer et je te parle d'autre chose. Très fin.
Donc ce soir, pour la première fois, cette pensée est apparue, pure, simple, et obstinéee, un pensée maintes fois rejetée et finalement acceptée ce soir, une pensée inutile et vaine, et pourtant j'avais envie de m'entendre le penser je crois, c'était une contestation agréable, pure, donc, aussi pure enfin que de dire sur un autre sujet : "I want him back", bref ce soir j'ai regardé cette pensée se poser tranquillement sur les rivages de ma conscience, une pensée prisonnière enfin délivrée, trop longtemps enfouie, une pensée qui a eu besoin d'étapes pour se poser : je ne veux pas que tu t'en ailles ; je ne veux pas que ça s'arrête ; je pense que je ne pourrai pas assister à tes adieux. Ca me désole mais c'est ainsi : C'est impossible, je crois que je ne serai bonne à rien avec cette fin.
Les adieux, les fins ; j'en ai suffisamment avalé ces derniers temps, des derniers soupirs, des dernières photos, des derniers touts, des fins. Je te l'ai dit ce soir, c'est un sentiment étrange, l'impression depuis le 11 février d'avoir bu le serum de vérité. Je ne sais pas si j'étais transparente, mais je suis devenue translucide. Ne ris pas. Nouvelle maladie ? Peut-être, va savoir... Ou sensation de l'essentiel, plus que jamais, sensation of the clock ticking far too fast, sensation connue de la saine horreur des fins : donc vite, à l'essentiel, pas le temps pour autre chose que la vérité. Nouvelle maladie ? Sûrement, je ne connais pas son nom. Soumise à ce sérum de vérité, je n'ai pas beaucoup de choix, ou je me tais, ou je déballe, comme ça, la vérité toute nue, et crois moi c'est embarrassant, c'est pour ça que ces derniers temps, je ne sais pas si tu as remarqué, mais je n'ai pas l'air très fin.
Toujours est-il que cette pensée, je ne sais pas comment ni pourquoi, je te l'ai livrée ce soir, comme ça, au coeur d'une longue conversation douce et tranquille, une pensée brute mais pas brutale, après ces moments de grâce - des moments que je ne peux pas montrer ici, donc, et c'est très bien, puisque je n'avais pris que mes yeux ce soir, volontairement, oh oui bien sûr l'espace d'un instant j'ai eu des regrets, pas très longtemps, je me disais que les empreintes dans la mémoire c'est sublime aussi, ça fait du bien, je me disais ceux qui voudront voir n'auront qu'à lire dans mes pensées dans mes souvenirs, je pensais à ce film de Wenders "Until the end of the world" où ils essaient de voir les rêves, un titre stupidement traduit par : "Jusqu'au bout du monde" alors que non, stop, sorry, je regrette c'est très rusé d'éviter le mot FIN mais la transcription exacte c'est "Jusqu'à la fin du monde", et oui moi je veux bien te regarder danser jusqu'à la fin du monde, d'ailleurs, bref - j'ai mis des mots sur cette pensée je t'ai dit honnêtement : "Tu sais quand tu feras tes adieux je ne suis pas sûre que je pourrai voir ça." Tu as eu l'air un peu perdu, alors j'ai adouci le propos, je t'ai dit : "Ou alors j'aurai besoin d'un écran, d'un paravent, d'un filtre, de quelquechose, oui ce pourrait être un appareil photo mais pas sûre que ce soit suffisant, je ne peux rien te promettre". Je parlais et simultanément cette idée saugrenue m'est venue : je pensais que je pourrais aussi bien partir ce jour-là à l'endroit le plus éloigné sur la planète terre du lieu de tes adieux, de cette fin-là. Et je pensais ensuite : Ou alors je prendrai des films, parce que je ne vais quand même pas inscrire une fin dans du rien. Voilà, ce soir je peux seulement te promettre ça, et c'est déjà beaucoup : si je regarde la fin, je te donnerai le fin du fin.
Et si je ne regarde pas la fin, tu le sauras, parce que quelques jours avant tes adieux, cette fois c'est moi qui te dirai cette phrase, la phrase, tu sais bien, la phrase que je déteste, je me ferai violence mais je dirai très vite : "Il faut que j'y aille".
Meanwhile... : Merci, infiniment.
•
Text written on 22nd of April 2010 / Then shown / Then hidden / Then... It's about time.
Ann Ray 2013.