L comme Lui
J'ai écrit ça, quelque part. "Parce que c'était lui. Parce que c'était Lee."
J'ai écrit tellement de choses à ton sujet, depuis les premiers jours, 1997. Je n'ai pas cessé de t'écrire.
You know... We loved you well, we miss you well.
Tu nous a bien manqué. Ce soir encore. Peu importe.
Vers 21h00, j'écoutais Sarah, à peine, je la regardais. Sourire. Enfin. C'était bon de la regarder sourire.
Un instant auparavant, 20h30, le défilé était à peine terminé. Une jeune fille s'est mise à pleurer devant moi, cette jeune mannequin qui portait la robe en épis de blés, je devrais dire la sculpture, insensée, enfin cette chose iconoclaste et sublime, bien digne de toi et de Sarah, bien digne de vous deux réunis, as always. Cette jeune femme pleurait, subitement, doucement, intensément. De grosses larmes qui coulaient une à une, trop de contenu, une échappée. J'ai posé l'appareil, je l'ai prise dans mes bras. Un instant, immobiles. Ensuite elle s'est écartée, elle a laissé sa main dans la mienne, nos deux mains serrées, fort, se regarder sans prononcer un mot. Elle a parlé enfin : "Take a picture". "Are you sure ?" Elle a acquiescé : "With you it makes sense." J'ai repris l'appareil : "Let it go, then, close your eyes...". Elle n'a pas posé de questions, elle a fermé les yeux, son visage s'est apaisé soudainement, il ne restait que ces larmes obstinées, qui avançaient tout doucement, sur ses joues maquillées de clair. La main d'une maquilleuse s'est approchée pour effacer les larmes, je lui ai fait signe que non. La jeune fille continuait de fermer les yeux, elle a relevé un peu le visage, sur lequel ses larmes brillaient comme des joyaux, elle a écarté un peu les bras, paumes des mains tournées vers le haut, extatique, on aurait dit un signe d'acceptation : qu'il en soit ainsi. Une forme de soulagement, pour l'une comme pour l'autre, partager ça. La minute de vérité, aussi, un instant pur dans la jungle de la mode, un instant aussi vrai que tout le blanc, l'or et la lumière que Sarah a mis dans cette collection-là.
Une jeune fille. Je l'avais reconnue auparavant, nous avions échangé des regards particuliers, doux, cet après-midi. Cette jeune fille portait le 9 mars 2010 le dernier vêtement sur lequel a travaillé Lee Alexander McQueen, une veste de plumes d'or, des plumes peintes à la main, dorées à l'or fin, une à une. Le 9 mars avant de partir j'avais ramassé sur le sol, avant les balayeurs, les plumes d'or cassées ou abîmées, rejetées, abandonnées, inutiles.
Ce soir j'ai fait de même. Pendant que les uns et les autres fêtaient je ne sais pas bien quoi, enfin si je sais : une forme de renaissance ou d'écho, pour les intimes - Sarah a mis autant de talent que de dévotion dans cette collection magnifique -, un "fashion show" réussi, splendide, vibrant, pour les autres, bref pendant que le champagne coulait à flots, je ramassais calmement, à pas comptés, des débris, des fragments, et des traces.
Je ne sais jamais quelles images ont été faites. Quand ça se termine, là ou ailleurs, quand l'émotion était présente, je sors avec difficultés, brutalement, d'un état second, et je ne ressens que le vide, il n'y a pas de souvenirs immédiats. On me pose des questions déroutantes, on me demande si les photos seront belles, ce que j'ai photographié, si je suis heureuse... je ne peux pas répondre à tout ça, parce que la vérité c'est que je n'en sais rien. Je n'en ai pas la moindre idée. Black-out.
Ce soir, à contrario, je me souviens d'avoir fait une image, précisément. Et celle que je vais attendre - puisque c'est de films dont il s'agit-, l'image que j'espère c'est celle-ci : une jeune femme avec une âme, les yeux clos, les mains ouvertes, tournées vers ce qu'il faut recevoir et accepter, whatever it might be, the beautiful and dark.
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Avant : l'état d'esprit. (librairie du Palais de Tokyo)
Pendant : Inspirations. (Shoes made for angels, butterflys, creatures.) As always.
Après : Fragments.
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