E comme Evanouissement
Alessandro Baricco est Italien. Paul Auster est américain. Haruki Murakami est Japonais. On ne pourrait imaginer trois écritures plus éloignées. Et pourtant. Ces trois auteurs suscitent également un état de perpétuel questionnement, des sentiments infinis de reconnaissance et d'admiration, le désir d'un idéal d'écriture à atteindre, et enfin la sensation si douce d'avoir été, l'espace d'un instant, en pleine communion avec quelqu'un qui a écrit. Je ne peux pas lire les passages qui suivent sans frémir, corps et âme.
L'ensemble de tous leurs mots trace, au cours de temps, le fil ténu sur lequel je reviens me balancer, en équilibre instable, funambule égarée qui se tient, debout, vacillante et exposée, à la face du monde. Baricco, Auster, Murakami, trois souffles subtils, trois souffles d'air qui composeraient l'ensemble exact de forces discrètes et invisibles, dans trois directions, trois forces nécessaires pour me maintenir sur le fil. En toute légèreté, à toutes profondeurs.
"C'est la musique qui est difficile, voilà la vérité, c'est la musique qui est difficile à trouver, pour se dire les choses, quand on est si proche l'un de l'autre, la musique et les gestes, pour dissoudre le chagrin, quand il n'y a vraiment plus rien à faire, la juste musique, pour que ce soit une danse, un peu, et non pas un arrachement, de partir, de se laisser glisser loin de l'autre, vers la vie et loin de la vie, étrange pendule de l'âme, salvateur et assassin, si on savait danser cette chose-là, elle ferait moins mal, et c'est pourquoi les amants, tous, cherchent cette musique, à ce moment-là, à l'intérieur des mots, sur la poussière des gestes ; et ils savent que, s'ils en avaient le courage, seul le silence pourrait être cette musique, musique exacte, un vaste silence amoureux, clairière de l'adieu, lac fatigué qui s'écoule enfin dans la paume d'une petite mélodie, connue depuis toujours, à chanter à mi-voix."
Alessandro Baricco, "Océan, mer."
"No one was to blame for what happened, but that does not make it any less difficult to accept. It was all a matter of missed connections, bad timing, blundering in the dark. We were always in the right place at the wrong time, the wrong place at the right time, always just missing each other, always just a few inches from figuring the whole thing out. That's what the story boils down to, I think. A series of lost chances. All the pieces were there from the beginning, but no one knew how to put them together."
Paul Auster, "Moon Palace."
Nous perdons tous sans cesse des choses qui nous sont précieuses... des occasions précieuses, des possibilités, des sentiments qu'on ne pourra pas retrouver. C'est cela aussi vivre. Mais à l'intérieur de notre esprit - je crois que c'est à l'intérieur de notre esprit - il y a une petite pièce dans laquelle nous stockons le souvenir de toutes ces occasions perdues. Une pièce avec des rayonnages, comme dans cette bibliothèque, j'imagine. Et il faut que nous fabriquions un index, avec des cartes de références, pour connaitre précisément ce qu'il y a dans nos coeurs. Il faut aussi balayer cette pièce, l'aérer, changer l'eau des fleurs. En d'autres termes, tu devras vivre dans ta propre bibliothèque.
Haruki Murakami, "Kafka sur le rivage."
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