Published by ANNE DENIAU aka ANN RAY

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Conte de faits.

 

Se coucher tard (work work work), se réveiller tôt (j’ai école). Prendre un café, non, deux, regarder la lumière qui danse sur la terrasse, se faire violence, décider stupidement de répondre à tous les emails en retard. Ne pas voir passer le temps. Regarder l’heure, tout d’un coup, et dire : « zut ». Foncer sous la douche. Savourer la caresse de l’eau qui coule sur les épaules. Ne penser à rien. Fermer les yeux. Entendre un vague bruit, l’ignorer. Ecouter l’eau qui coule, refuser d'interrompre l'instant, garder les yeux fermés. Entendre le même bruit, obstiné, et dire : « ZUUUUUT ». Le coursier.

Ecarquiller les yeux, couper l’eau, sortir de la douche, courir partout frénétiquement et inefficacement (un peu comme le lapin Duracell qui tapait sur son tambour), aligner des actions désordonnées, hop mon vieux jean - mon favori-, hop un tee-shirt informe, flip-flop les gouttes qui dégoulinent de mes cheveux trempés, courir, glisser, s’arrêter une seconde sécurité oblige, s’essuyer les pieds, entendre le bruit persistant très nettement maintenant : « Ding, dong » (eh bien oui j’ai une sonnette qui fait « Ding, dong »,), enfiler des tongs (oui, je sais, mais ce sont des tongs à talons, quand même) bref enfiler des tongs, descendre quatre à quatre les escaliers, risquer de se tuer au premier puis au second virage, penser à Vil Coyote poursuivant les Bip Bip, ne pas rire, apercevoir la porte enfin, l’ouvrir, personne, distinguer l’avant de la moto, alors hurler le plus élégamment possible : « ouiiiiiiiiiiii c’est iciiiiiiiiiiiiiiiiiii » en espérant qu’il n’ait pas mis son casque et qu’il ne disparaisse pas là maintenant tout de suite (et pourquoi je ne sors pas, pourquoi je ne franchis pas le seuil de cette porte ? parce qu’il me reste quelques neurones pour me souvenir qu’une fois je suis sortie, un souffle d’air a suffi, la porte a claqué, et je me suis retrouvée enfermée dehors, oui, enfermée dehors), bref j ‘ai assez de neurones pour me souvenir de ça et pas assez pour trouver les clefs là maintenant tout de suite donc que faire d’autre à part hurler : « ouiiiiiiiii c’est iciiiiiiiiiiiii ». Le silence. Rien. Désespoir. Et zuuuuuuuuuut.

Et puis un bruit de pas. Et là, soudain, devant la porte où je me tiens, dégoulinante, hagarde, échappée d’une course contre la montre, IL apparaît. Il me semble qu’il sourit. Le soleil se reflète dans ses cheveux châtains clairs, lui aussi porte un jean, un tee-shirt sans doute informe, mais ne me demandez pas pourquoi la vie est injuste, lui, il a de l’allure. Ce n’est pas parce qu’il a un blouson de cuir élimé comme on aime que je pense à Brando dans « Sur les quais » et Redford en Finch Hatton dans « Out of Africa », ce n’est pas parce qu’il a des yeux clairs et cette expression à la fois mâle, très mâle, et vaguement mélancolique que je pense à Benicio del Toro, ce n’est pas parce que cette mèche de cheveux n’arrive pas à cacher son regard que je me souviens de Brad Pitt quand il était encore inconnu dans « Thelma & Louise », ce n’est pas parce qu’il avance d’une manière décidée en se balançant un peu d’un pied sur l’autre que je vois Tim Roth dans « Lie to me ». Non, ce n’est pas pour tous ces détails.

C’est à cause de cette chose fascinante, au-delà de sa beauté physique, cette chose qu’un diablotin a trouvé spirituel de balancer comme ça sans prévenir, devant ma porte, un matin de printemps, cette chose s’appelle l’allure, le charme, ou le charisme. Cette chose innée que certains ont et d’autres n’auront jamais. Ou le charme selon Camus : « une manière de s’entendre répondre oui sans avoir posé aucune question claire ». Et quand l’éphèbe, le mieux que beau, l’étranger, me dit d’une voix grave et étrangement murmurée : « Je cherche Anne Deniau... », je ne m'évanouis pas, je rassemble tout ce qui me reste, dans cet instant, de courage inutile, je ne pense plus à mes tongs, mon jean, mon tee-shirt informe, je pense à Lauren Bacall qui dit : «Anybody got a match ? », je prends une grande inspiration et je réponds d’une voix qui se voudrait suave : « Ouiii, c’est moi. »

Et c’est à ce moment-là qu’une quantité d’eau considérable, pernicieuse, accumulée sournoisement dans mes cheveux par je ne sais quel stratagème, tombe sur le sol en faisant un « floc » hallucinant. Comme je n’ai pas mis mes lentilles, ni mes lunettes (coquetterie inconsciente, sans doute) je le vois un peu flou - ah ! dira-t-on jamais assez la saveur incomparable du flou, qui est à la vision ce que l'impair est à la poésie : "plus vague et plus soluble dans l'air, sans rien en lui qui pèse ou qui pose" - il est flou, donc, à peine mais suffisamment, et comme il se rapproche je le vois de plus en plus nettement. Aucun doute n’est possible. Il ne dit rien. Il y a cette flaque à mes pieds, je suis moi-même une flaque de honte, qui tient debout par quelque miracle, et lui il reste là, inébranlable, devant moi, et je le vois bien maintenant – oh my God qu’il est charmant -, non, nul doute n’est possible : il sourit. Peut-être même qu’il rit silencieusement. Je précipite les choses pour que cet instant de non-gloire se termine au plus vite. Je signe sur son truc électronique, je lui tends le pli de la plus haute importance, je note mentalement la beauté de ces mains-là, ses mains, j’émets un borborygme qui signifie : « merci, bonne journée » et je referme la porte. « Vlaaam ».

« Floc » répondent mes cheveux têtus. Nouvelle flaque sur le sol. Je n’en finis pas de ruisseler. Bon. Je me refuse à réfléchir à ce non-incident. Je décide de continuer à répondre à tous les mails en retard (en fait non, plus le temps, je suis en retard…) Je décide de ne plus jamais ouvrir cette porte quand je sors de la douche. Je décide de ne plus me coucher tard. Je décide de… « Ding, dong ». On re-sonne. Je ré-ouvre.

C’est encore Lui. « Pardon de vous déranger, mais je me disais… s’il y avait un problème d’acheminement… je vais prendre votre numéro de mobile, c’est plus sûr. » Un problème d’acheminement. Mais oui, bien sûr. Jamais eu de problèmes d’acheminement. Jamais donné mon numéro de mobile à un coursier. Ah. Je le regarde, pas trop loin, pas trop flou donc. Il sourit encore. Un merveilleux sourire. Alors j'abandonne, je laisse un immense sourire venu d’ailleurs envahir mon visage, commencer au coin des lèvres, se propager, s'installer, un sourire que vaincue je laisse éclater totalement, submerger tout, nos deux sourires se répondent béatement, même pas stupidement, le fond de l’air est doux. "Flic floc" fait encore l'eau qui ne cesse de dégouliner, avalanche surréaliste et dérisoire, métronome invisible qui ne parvient pas à prendre la mesure de l'instant suspendu. Arrêt sur image. Springtime.

Ensuite, eh bien, ensuite... Sans doute animée par quelque incrédulité, ou pire, conditionnée par des années d’éducation rigoureuse, enfin peu importe, pour une raison inconnue, allez savoir pourquoi, tandis que la lumière du printemps illumine nos deux sourires, je renonce à la beauté du flou, à la promesse du vague, et lui donne un faux numéro. Enoncé d'une voix claire, nette et précise. Et zut.

 

 

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Et bien évidemment, le titre original de ce film c'est : "to have and have not"... 

 

 

All pictures : D.R.

 

 

 

 

 


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