Published by ANNE DENIAU aka ANN RAY

Je l'attendais. Nous étions nombreux à l'attendre.
Les autres, je l'ignore, mais en ce qui me concerne je sais que ça fait des années que j'attends ce moment.

 

Lui. Elles. Je l'attendais, comme pour un rendez-vous. Quand on sait, en son for intérieur, que le rendez-vous est fixé quoi qu'il arrive, qu'il finira par avoir lieu, passage obligé. Et le simple fait de le savoir suffit à être apaisé. Après, l'instant du rendez-vous importe peu, au fond. C'est l'idée qui compte. L'idée qu'un jour, fatalement, il y aura Lui, et Elles. L'idée, et la conviction.

 

C'était ce soir. Je ne sais pas depuis combien d'années j'attendais ça, ou plus exactement je n'attendais pas.

Simplement, je me demandais pendant toutes ces années à quel moment ça aurait lieu.

Well, it happened tonight.

Lui, c'est Yo-Yo Ma.

Elles, ce sont les Suites pour Violoncelle de Bach

 

Il est difficile de décrire la beauté d'un instant fragile, y compris l'instant d'avant. Je ne peux faire qu'une tentative.

Un théâtre, complet. Entre 1000 et 2000 personnes, j'imagine. Je ne sais pas. I don't care. Who cares ?

Une scène, grande, forcément. Une scène de théâtre.

Et puis une chaise.

Et puis une porte derrière la chaise.

Beckett aurait adoré.

Beckett, celui qui écrivait : "En attendant Godot".


Une amie a pris une photo de Lui, ce soir. En-dessous, elle a inscrit : "Dieu". C'était drôle, et presque vrai.

 

 

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Il n'a pas utilisé la porte derrière la chaise. Cette porte est demeurée fermée, j'en ai déduit que c'est la porte de l'imaginaire. Un imaginaire plein, pour résonner, ou vide, pour accueillir, c'est selon.

La porte de l'absence de pensées, d'abord, quand je regarde Yo Yo Ma faire corps avec tout : l'instrument, la musique, l'espace qu'il s'approprie. Non. Il ne s'approprie rien. Il rassemble. Il concentre. Voilà, tout est concentré, Elles, les Suites, Lui, le musicien et l'homme, et l'énergie. Cette énergie... Un corps un esprit une âme concentrés vers l'instrument, dans la musique. Et puis, il distribue. Je regarde un bloc d'humanité, penché, noué, déployé, redressé, transporté. Ailleurs, ici, hier, demain, maintenant. Fusion dans l'espace-temps. Résultat : la musique.


Personne n'a bronché. Personne n'a toussé. Personne n'a murmuré. Comme chacun sait, la musique n'existerait pas sans les silences. Les silences, ce soir, étaient intacts.

L'instant pur. Yo-Yo Ma qui joue à la perfection les suites pour violoncelles de Bach. Un homme qui joue avec toutes les cordes de l'âme. Un homme qui ne joue pas, en réalité. Un homme qui vit la partition. A corps perdu, oui, forcément.

 

Il était entré auparavant par une porte de côté, d'un pas décidé. Avait salué l'assistance, dédié le concert à une femme.

Il s'était assis sur la chaise, dos à la porte de l'imaginaire.

Il était tout petit dans ce grand théâtre, il était immense.

Il avait commencé très vite, le prélude de la suite N°1, comme ça, presque sans prévenir.

 

Alors j'ai su. Que tout avait déjà basculé. Je n'ai pas respiré, je n'ai pas cillé des yeux, du début à la fin, je ne sais pas comment c'est possible mais c'est la vérité. Immobile, à bout de souffle, accrochée à Lui, suspendue à Elles.

Je les regardais, Lui et Elles, entremêlés. Je me suis souvenue que la musique n'a rien de terrien, elle demeure par essence spirituelle. Sensuelle aussi pourtant. Alors : totale.


Derrière la porte imaginaire mille pensées se sont succédées, et puis plus rien, le calme la paix l'évanouissement intérieur, j'ai pleuré et j'ai souri, whatever, et puis une pensée à nouveau : "Depuis combien de temps je n'avais pas pleuré dans un théâtre ?"    

 

Je me suis souvenue de ça aussi. La dernière fois que j'ai pleuré, c'était dans un lieu intime, dans un théâtre pas sur une scène, un homme dansait, c'était aussi les Suites pour violoncelle de Bach ; pleurer après, il n'en a rien su. Une autre fois c'était une danseuse dans un carré de lumière. Pleurer dans le noir, elle n'en a rien vu. Une autre fois encore c'était un homme devant son piano, une voix, un texte, à côté un autre homme avec un violon, d'autres hommes à l'arrière-plan. Pleurer dans l'ombre, personne n'a rien remarqué. Et une autre fois plus lointaine mais pas tant, un acteur qui se tenait debout, si fragile qu'on souhaitait l'étreindre, sa voix de jeune homme, étonnante, sa voix unique pour un roi Lear dérisoire, pleurer toujours dans le noir. Peut-être que c'est la raison pour laquelle on plonge le public dans l'obscurité, pour la minuscule chance, pour l'infîme probabilité, pour les moments de grâce. Par délicatesse, au cas où. Et pourtant...

Des larmes dans un théâtre. C'est assez rare. C'est extrêmement rare. Il faut la vérité, j'imagine, un goût d'absolu impossible à décrire, immédiat, impossible sans l'engagement d'un artiste généreux, et puis la sensation simultanée, désespérante, de la fin imminente. La sensation extra-lucide du sublime, de l'urgence à vivre l'instant totalement, de la nécessité de s'abandonner. De recevoir ce qui est donné, avec gratitude. Quand je pleure donc c'est très peu, très dans le noir, très sur le côté, très en douceur, très silencieux ; c'est presque impossible à voir, d'ailleurs il n'y a que des fragments de larmes qui coulent sur mes joues, les larmes profondes sont derrière la porte, la porte de l'imaginaire. Ce sont des larmes extatiques. Lumineuses. Eclairées, éclairantes.

 

Dès les premières notes du prélude de la première suite, j'ai su. Je me suis dit : "ça y est". Sereinement. Pas vraiment étonnée :  j'avais un rendez-vous. Je pensais, vaguement. Je souriais subitement, réminiscences  : "ah oui c'est vrai, ça fait comme ça..."  Je renouais avec cette sensation-là : un doux séisme. Choc, assurément. Et puis, abandon, et puis, fin.

 

Lui s'est relevé, Elles se sont tues. Yo-Yo Ma, debout. Les Suites, silencieuses. Rendez-vous terminé. Once in a lifetime.

 

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Après, il n'y avait plus rien. He was gone.

L'instant d'après, j'ai fait l'expérience, comme à chaque fois que j'ai pleuré en aparté devant un artiste vrai.

J'ai fait l'expérience de l'exacte sensation du vide.

 

Si je devais nommer cette dernière image, ce serait un titre très simple, évident. "Without".

 

 

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